Mercredi, le message sur le répondeur annonçant son décès, suivi aussitôt de l'aller retour à Niort, ville où était né son mari... (je suis passée près de la rue du Petit St Jean où j'ai passé, il y a des siècles, quelques mois sinistres à "écrire pour être lu" et ça m'a fait fait un drôle d'effet, j'ai forcément repensé à un autre message 25 ans auparavant qui m'avait fait prendre la route vers le nord et commencer à tourner une page. Niort m'a semblé immense et inconnue, j'ai douté d'avoir vraiment vécu là et ne m'a pas paru aussi terrible que le souvenir que j'en ai gardé).
Depuis je n'ai pas arrêté de repenser à elle, moi qui n'y pensais jamais ( ou seulement quand je fais de la confiture ou quand je sens l'odeur de la laine à tricoter.)
Samedi, à Emmaus, j'ai passé un moment au coin mercerie.
J'ai retrouvé les quelques pages que j'ai écrites en arrivant ici il y a 9 ans. Quelques anecdotes sur les vacances passées à la petite maison de la plage. Je recopie les rares qui parlent d'elle.
"La voilà qui rentre de l'école et qui dit : j'ai pas su combien il y avait d'oeufs dans une douzaine, alors là mon sang a fait qu'un tour et je lui ai fichu douze gifles en comptant une, deux, trois... jusqu'à douze, elle a jamais oublié la drôlesse".( c'est mémère qui raconte)
"pépé bêche, retourne la vase et nous les enfants à quatre pattes on fouille à la recherche des coquillages qui iront dégorger une nuit entière dans une bassine émaillée sur la terrasse. Le soir, on reste à regarder les lavagnons, on touche leur trompe qui se rétracte, ça dure des heures. Et on les mange avec de l'ail, de la mie de pain et du persil. Pour faire passer le goût de vase et de toute façon, la vase, c'est sain. " Il y a des gens qui paient pour se rouler dedans", c'est mémère qui le dit. Elle a du l'entendre au poste. Tous les jours, après le déjeuner, elle écoute son feuilleton, Noelle aux quatre vents, des épingles plein la bouche ou en comptant ses mailles, près de la fenêtre pour y profiter de la lumière du jour."
"Mémère a été mercière et couturière ; même si elle est en retraite, elle continue de piquer les seins de ses clientes, par gentillesse car mémère est une sacrée bonne couturière. Et ses clientes en redemandent même si elle leur pique les seins exprès ou si elle leur fait remarquer en prenant leurs mesures qu'elles ont forci depuis leur dernière robe."
"Pendant les grands coefficients, à marée basse, nous arpentons la plage . Pépé ramasse le plus gros : gourmette en argent, chaîne en or, pièces de 5 francs et même un louis d'or. Nous, derrière, on glane les piécettes. C'est dingue ce que les gens perdent l'été sur les plages au début des années soixante dix. Pépé se fait dans les 50 francs et nous presque 10. On garde tout même la gourmette marquée Michel et le louis d'or, il le fait monter en bague pour mémère. Je me dis qu'il doit bien l'aimer puisqu'il lui fait un cadeau.
En plus, il la surnomme et les surnoms, ici, c'est signe d'amour. Il l'appelle Tototte, ou Tote ou ma Tote. Pourtant quand elle n'est pas là, il en dit plein de mal, il nous achète des brioches en cachette quand on va à l'encan chercher du poisson. L'encan, c'est un grand hangar sur le port. Je marche derrière pépé, Chplok, le jus de poisson fait des petites taches sur le haut de ses cuisses et c'est joli. J'ai les mêmes petites taches qui puent, sur les miennes, j'adore. Pépé nous dit plein de mal de la grand-mère pour qu'on l'aime pas. ça marche. Personne aime mémère, tout le monde aime pépé.".
"Pour aller à la Rochelle, on a deux choix : soit par Tasdon, soit par la mer de caca.
La mer de caca, c'est un truc extraordianire. Une mer intérieure où des camions viennent vider tout le caca de la région. En surface c'est tout crouteux mais on imagine dessous des litres et des litres de caca et de pipi jusqu'au centre de la terre. La mer de caca, est entourée d'une clôture, entre la vraie mer et la route qui longe l'usine Angibaud qui doit fabriquer du poisson pourri qui pue surtout quand les vents sont d'ouest.
Remarquez, au paradis, ça pue toujours. Quand ça pue pas Angibaud, ça pue les bours (les bours c'est la décharge d'ordures). Là mémère, c'est elle qui fait la météo, constate " ça sent les bours, les vents ont tourné." qui avec le classique " temps rouge au soir, espoir " nous permet de prévoir le temps.
ça pue au paradis mais on s'en fiche, j'aime bien cette odeur mais je préfère Angibaud aux bours.
Au paradis, ça sent aussi l'oeillet maritime, quand aprèsle dîner on fait la promenade digestive. Jusqu'au camping Richelieu, ou quand il fait doux, jusqu'à la Lizotière.
On donne le bras à mémère et c'est parti pour la digestion. Avec tout ce qu'on mange. Mémère ne peut pas être aussi mauvaise, bien sûr, on a pas le droit de manger entre les repas mais aux repas, qu'est-ce qu'on se met derrière la cravate, elle fait si bien la cuisine, les tomates farcies, la galette à la pomme de terre avec la crème du lait retiré méticuleusement tous les matins de la casserole de lait bouilli,les croque-monsieur avec l'appareil qui s'appelle l'Etoile, le riz au lait avec sa croûte de chocolat fondu comme une mer de caca en miniature ou le flan
Pour le flan, on peut choisir entre le canapé ( angle du gâteau) et le lit ( part ordinaire) . J'hésite, le canapé est plus sec, le lit plus moelleux, les deux ont leur charme.Mais la grande spécialité de mémère, c'est d'accomoder les restes. On se régale , on en reprend, on nous engraisse comme la sorcière d'Hansel et Gretel. On se bat pour terminer dans le plat. Saucer à même la gamelle.
Le mieux, c'est la confiture de figues. Quand personne ne me voit, je gobe des figues entières à la petite cuillère."
" J'aime regarder mémère qui se met en chemise de nuit. Elle porte des combinaisons et une gaine. Quand elle enlève sa combinaison, c'est tout violet sur sa poitrine. Elle explique : " c'est une folle qui m'a sauté dessus pendant la guerre". Elle dit aussi que le père de pépé qui était rebouteux a posé ses mains et qu'elle a été guérie. De quoi, je ne sais pas, mais les marques de la folle, c'est resté pour toujours."
" au paradis, on ne parle pas comme à Orléans. On dit : passer la since pour passer la serpillière.
"N'allez pas dans la cuisine, j'ai sincé." dit mémère.
Au paradis, on est benèze, les moustiques vezounent et pépé flitoxe. Les enfants s'appellent des drôles et des drôlesses. On ne mange pas, on boulotte. On ne se salit pas, on se saligotte, on se salope même parfois. Les chiffons sont des guenilles ou des guenillons. Les sucettes, des supettes.
Sur la plage, on ne doit pas bader. Sous peine de ressembler à la populasse. La populasse, c'est le mot préféré de mémère. Mémère n'aime pas les grands, les petits, les trop gros , les trop maigres, les trop blancs, les trop noirs mais le pire, c'est la populasse. Il n'y a que mémère qui la repère.
Par exemple, la grand-mère à Dédé l'bogosse, c'est la populasse. Dédé c'est un voisin. Un parisien qui vient en vacances chez sa grand-mère. C'est pépé qui l'a surnommé. Dédé est maigre, pas très beau, il n'a que trois doigts à une main. Il habite une toute petite maison en face des escaliers qui montent à la plage et qui sont en traverses de la SNCF. Sa grand-mère, c'est la dame pipi des cabinets de la plage. Elle est là, tous les jours à vendre des galettes charentaises dans des sachets en plastique. Des fois on en achète pour le goûter, elles ont un goût de poussière.
La grand-mère à Dédé est gentille et elle a du rouge à lèvres qui déborde de sa bouche.
Pépé et mémère n'aiment pas qu'on joue avec Dédé mais lui, le Dédé, il adore pépé. Il veut l'aider à construire des bateaux et des sous marins en sable sur la plage. Mais il a pas de pelle en fer. Il a pas de pelle du tout, le Dédé. C'est triste. Pov'fi'd'garce, dit pépé."